(ou de l'évaluation à la perdition)
Texte paru en 2 parties dans Haru No Soyo Kase en avril et mai 2013.
伝
Den (transmettre)
L'homme qui possède une connaissance spécifique et particulière, fruit d'un savoir et d'une expérience éprouvée, est un trésor vivant. Il était d'autant plus précieux à ces époques où ce savoir-faire était tenu secret et que peu de personnes y avaient accès.
Gage de garantie de leur efficacité, les techniques des Bu-Jutsu n'étaient enseignées qu'à un très petit nombre et parfois partiellement, afin d'éviter leur dissémination ou de dévoiler leurs spécificités. Beaucoup de techniques portaient des noms qui en disaient peu sur leurs formes : Matsu Kaze (vent à travers les pins) et Yama Oroshi (tempête en montagne) en sont des exemples.
À ces époques où ces connaissances étaient vitales, un système de transmission relativement restrictif était courant : Isshin Soden. C'est une transmission complète des techniques à un héritier unique et de même sang. À défaut, l'enseignement des secrets était dispensé à un héritier non membre de la famille, on parle alors de Yuiju Ichinin.
Il est important de rappeler ici que la formation commençait souvent pendant l'enfance et perdurait encore à l'âge adulte, le nombre d'heures annuelles de pratique se comptabilisant par milliers. Nous sommes loin de la centaine d'heures de pratiques que la majorité des pratiquants effectuent annuellement de nos jours.
L'héritier était reconnu lors d'une cérémonie traditionnelle appelée Denjushiki. Les certificats délivrés comportaient les noms de la lignée avec les sceaux authentifiant l'acte.
Les élèves recevaient des E-Densho sur lesquels était aussi inscrite la lignée des maîtres, ce qui permettait de distinguer les lignées directes des latérales appelées Baikei. Différents niveaux de transmission étaient reconnus ainsi et marqués par la délivrance de certificats sous forme de rouleaux, Mokuroku. La première transmission, Shoden (Sho : début ; Den : transmission) était suivi de Chuden (Chu = moyen), de Joden (Jo = haut), puis de Okuden pour la transmission des enseignements cachés. Un certificat appelé Menkyo Kaiden attestait de la transmission complète de l'Ecole.
Sokaku Takeda, pour le Daïto-Ryu, délivrait un Kaishaku Soden (Kaishaku = compréhension) attestant la transmission intégrale des techniques mais aussi leur compréhension ou assimilation. C'est ce certificat que reçut Morihei Ueshiba.
Dans les Ryu, les Kata (formes codifiées) sont les gardiens des formes et des traditions, contenant techniques et cérémoniels propres à l'Ecole. À ce titre, ils sont d’excellents moyens de transmission. Dans l'exécution d'un Kata, on peut observer une grande différence de réalisation chez les débutants qui n'ont pas encore acquis les formes de corps, les formes techniques ou l'étiquette appropriée.
À partir d'un certain niveau, les différences sont gommées à plus ou moins fort degré et le Kata sera alors relativement fidèle à l'original. Le pratiquant pourra alors être perçu comme Sempaï (ancien) par le débutant qui pourra apprendre de lui par l'observation. C'est ici que certains se permettent « d'enseigner » alors qu'ils n'en ont ni la compétence ni reçu l'autorisation.
À un niveau encore plus élevé, le Kata restera fidèle à l'école mais on pourra y observer la personnalité du pratiquant qui introduit des variations sensibles, non pas dans la forme mais dans l'exécution technique. Ces variations seront souvent subtiles et parfois invisibles pour un observateur néophyte ou débutant. Cette évolution, intrinsèque et fondamentale, s'observe aussi chez les Senseï comme chez les Soke (maître héritier). Avec le temps, le Kata prend une nouvelle dimension dans sa réalisation technique, même si la forme par elle-même ne change pas.
Le savoir que transmet un maître doit être expérimenté par l'élève qui devra s'approprier la technique. Aujourd'hui, Il est courant de voir chez un élève assidu un mimétisme important, certains étant comme des copies conformes de leur Senseï. Certains y voient un manque de personnalité, mais à ce stade l'élève a totalement intégré l'art de son maître dans la forme technique mais aussi dans la forme de corps. On peut dire ici que la transmission s'est faite en totalité, liberté étant donnée à l'élève de parfaire sa forme et de développer sa propre vision de l'art.
Partie 2
Pendant l'ère Meiji, les Koryu (écoles anciennes) furent profondément affectées par l’occidentalisation rapide de la société japonaise et beaucoup d’arts traditionnels japonais furent abandonnés en faveur de coutumes plus modernes. Les Gendaï Budo (Budo modernes) apparurent et, avec eux, une nouvelle forme de transmission : les Dan (grades techniques, Dan = degré, marche) et les Shogo (titres d’enseignement) qui pouvaient être obtenus plus rapidement que les certificats délivrés par le Soke d’une école. Les grades Dan devinrent rapidement la nouvelle référence en matière de Budo. Cependant un grand nombre de Ryu conservèrent leur système de transmission. Hélas, de nombreux héritiers de tradition martiale périrent avant d'avoir pu transmettre à leur tour. Certains savoirs furent ainsi perdus et il faudra attendre l’émergence de quelques artistes martiaux pour redécouvrir quelques morceaux de ces trésors perdus.
Avec la démocratisation des Budo, l'avènement des Dan fit apparaître la ceinture noire qui permettait de distinguer les pratiquants Kyu des Yudansha (titulaire de Dan). La transmission s'adressait alors à un plus grand nombre et les méthodes d'enseignement évoluèrent pour s'adapter à ce nouveau système.
Lorsque l'on enseigne à un groupe d'élèves, chaque élève possède un niveau d'observation et de compréhension propre. Ces niveaux évoluent avec l'apprentissage technique. Ainsi tous perçoivent l'enseignement différemment : un maître, dix élèves, dix techniques différentes !
Pour recentrer la pratique, l'évaluation de la transmission par un examen permet de sanctionner la connaissance d'un élève et de mettre en valeur le décalage entre l'enseignement donné et son assimilation par le pratiquant.
L'enseignement se concentre alors sur ces points d'évaluation et la pratique devient une préparation aux examens de grade. Un grand nombre d’éléments, non évaluables ou non évalués, sont petit à petit délaissés voire tout simplement oubliés. L’excellence requise et exigée dans les traditions anciennes laisse place à un « à peu près convenable et juste suffisant », nivelant par le bas la très haute technicité, technique comme corporelle, transmise par les anciens. Pour les disciplines ayant orienté toute la pratique vers la compétition sportive, le savoir-faire et le savoir-être ont laissé place à l'avoir-fait et l'avoir-obtenu, privilégiant toujours Avoir au détriment de Être.
Pour les disciplines du Budo, pratiquant ou non le Shiaï, le titre de Renshi, instructeur, n'est souvent accessible qu'à partir du 5° Dan. Ceci garantit une relative grande maîtrise par les titulaires de ce titre, ainsi qu'une grande cohérence dans la transmission mis en œuvre.
Pour certains, ce niveau d'exigence est considéré comme exagéré, mais ceux qui pensent ainsi sont-ils peut-être trop peu exigeants avec eux-mêmes ? Se considèrent-ils parvenus à un niveau d'enseignant supérieur avec un 2° ou 3° Dan ? À ce stade, ils ne sont que Sempaï avec tout au plus une équivalence d'assistant-instructeur. Beaucoup se satisfont de ce niveau et ne continuent plus, ou presque plus, à pratiquer en tant qu'élèves, mais pourtant ils enseignent durant de nombreuses années. Les fédérations françaises sont ainsi responsables d'un grand nivellement par le bas des disciplines martiales qui ne sont plus pratiquées que comme ersatz d'une lointaine pâle copie du Budo véritable, et peu importe que l'enseignant peu gradé progresse ou non : les licences alimentent les finances.
L'étude d'un Budo demande une forte implication de l'élève et il est essentiel pour un Senseï de faire prendre conscience que peu de pratiquants arriveront à un très haut niveau technique. Il est important alors de fixer des objectifs cohérents et réalisables en adéquation avec le niveau d'engagement de l'élève.
Ce discours peut paraître élitiste : il l'est, tout comme la transmission l'était dans les Ryu. C'est pourquoi chaque pratiquant doit se fixer des objectifs réalisables ou se donner les moyens pour atteindre ceux plus éloignés. La course aux grades ne mènera pas plus loin que la défaite du lièvre face à la tortue de la fable de Jean de La Fontaine. L'essentiel est de pratiquer selon ses moyens, puis de valider un niveau acquis plutôt que de « se préparer » à un grade. Ainsi le pratiquant humble se voit gratifier d'un niveau technique plutôt que sanctionner par un examen. Il est ici et maintenant, plutôt que toujours plus tard. Il développe de réelles capacités en adéquation avec les principes techniques et, en toute sincérité, il travaille aussi sur lui-même et s'accomplit dans la Voie.
Sans toutefois revenir à un système restrictif, la véritable transmission se fait « I Shin De Shin », d'être à être, d'âme à âme. C'est pourquoi le grade d'École possède une valeur essentielle : il a la valeur que l'élève et le Senseï y accordent : valeur d'un savoir transmis, valeur d'un engagement et valeur d'une confiance réciproque.
Haute technicité que l'Aikido!
RépondreSupprimerUn maître m' a dis un jour "comme la voiture de course , petit scarabée, tu devras savoir …un jour"