Lorsque j'ai présenté l'examen du brevet d’État du 2° degré, j'ai dû plancher 3 heures sur une dissertation dont le sujet était : Aïkido et Démocratie. C'était pendant la période du « printemps arabe » durant laquelle des mouvements de masse dans les pays maghrébins réclamaient une vraie démocratie. Pour ma dissertation, je n'ai pu m’empêcher de conclure « qu'à l'instar du printemps arabe, nous étions en droit de nous interroger sur le fonctionnement démocratique de nos instances fédérales dirigeantes lorsque les dirigeants sont au pouvoir depuis 25 ans. »
Je pense que j'ai dû heurter la sensibilité du correcteur quelle que soit son appartenance à l'une ou l'autre des fédérations françaises d'Aïkido, car j'ai obtenu la note de 1 sur 20 ! Pour la petite histoire, je n'ai pas réussi l'examen du BE mais un 6 / 20 à cet épreuve m'aurait suffit à l'obtenir vu les bonnes notes obtenues à l'épreuve techniques et pédagogique.
Cependant le sujet est intéressant car il confronte deux modes de fonctionnement plutôt opposés qui sont forcés de cohabiter de par le système fédéral français. Essayons d'analyser comment cela est censé fonctionner.
L'Aïkido est un art martial japonais dont l’influence de la culture de son pays d'origine est indéniable. Le Japon ne s'est démocratisé que tard dans son histoire et la plupart des Ryu fonctionnent selon une hiérarchie verticale, de celui qui détient le pouvoir vers ses administrés, tout comme l'enseignement des disciplines : du maître qui détient la connaissance vers l'élève ou le disciple dont on s'attend qu'il soit « au service » comme le veut la tradition des Samouraïs.
Dans une discipline martiale, on peut aisément comprendre que la transmission des savoirs s'opère de la tête vers la base et qu'il en est de même pour l'organisation des Ryu. Nous constaterons que nous sommes loin d'un fonctionnement démocratique et que la base, majoritaire en nombre mais moins érudite, n'a pas la capacité à décider des orientations ni des choix techniques de l'école.
L'Aïkido n'échappe pas à ces règles et nous pouvons observer une pyramide dans la population des porteurs de grade Dan, les plus gradés ayant autorité au niveau technique. Les règles de la pratique tendent à maintenir cette hiérarchie verticale en nous invitant à reproduire sans discuter les techniques présentées dans les formes proposées.
L'Aïkido fédéral français reconnait Moriheï Ueshiba comme fondateur de la discipline et bon nombre des experts des deux fédérations françaises agréées sont porteurs de grades Aïkikaï, fondation dont le chef est l'actuel petit-fils du fondateur, ayant hérité du titre de Doshu (responsable de la Voie) de son père Kisshomaru, lui -même héritier du fondateur.
Comment appelle-t-on un régime où le pouvoir est détenu par un souverain héréditaire ?
Une monarchie. Ce qui s'oppose à la démocratie où la souveraineté est détenue par les citoyens, comme dans la Grèce antique, et à la république où les membres au pouvoir sont élus par le peuple, ce qui, en fait, n'est pas tout à fait la même chose.
En France, la république permet au peuple de s'exprimer avec une grande liberté et de sanctionner par le vote les dirigeants lors des diverses élections. Mais la nomination de tous nos dirigeants n'est pas soumise au scrutin universel. Certains modes de vote atténuent les résultats en termes de voix du peuple, c'est pourquoi certains réclament une proportionnelle pour le nombre de sièges à l'Assemblée Nationale. Des minorités se voient donc minorées et nous pouvons observer que la démocratie reste la voix d'une majorité. N'oublions pas non plus que pour accéder à la charge la plus haute de l’État, le candidat doit réunir un nombre suffisant de signatures d'élus qui le cautionnent par un parrainage, ce qui limite considérablement le nombre de candidats.
Le système fédéral français est contrôlé par l’État qui définit par des textes de loi son fonctionnement et son organisation. Ainsi nous savons que « nul ne peut se prévaloir d'un grade Dan si celui-ci n'a pas été homologué par la commission spécialisée des grades Dan » et que pour enseigner contre rémunération il faut détenir un diplôme ou une certification.
Le fonctionnement des fédérations nationales, des ligues régionales, des comités départementaux comme celui des clubs est basé sur le système de l'association loi 1901. Ce régime laisse une grande liberté d'organisation et de fonctionnement mais impose quelques principes de base incontournables parmi lesquels la désignation des membres dirigeants par un vote lors de l'assemblée générale élective et un but non lucratif.
Ainsi les fédérations et les associations sont dirigées par des bénévoles élus par voie démocratique selon le mode d'élection prévu dans leurs statuts qui doivent être en conformité avec les textes qui régissent leur fonctionnement et pour lesquels il est stipulé que l'enseignant, professionnel comme bénévole, ne peut être président de l'association dans laquelle il professe. Celui qui détient la connaissance ne peut donc avoir la charge du pouvoir exécutif. Aussi l'enseignant ne peut que prodiguer ses conseils mais le choix final appartient aux adhérents. Et nous avons alors vu des cas où un bénévole insouciant tente d'imposer un choix technique à un professeur confirmé !
Remontons la hiérarchie de l'organisation de l'Aïkido fédéral, des clubs à la fédération en passant par les comités départementaux et les ligues régionales :
Dans les clubs, le comité directeur est élu par l'assemblée générale (AG) composée des membres de l'association. Ce comité directeur désigne un bureau généralement composé d'un président, d'un secrétaire et d'un trésorier et d'adjoints si nécessaire, le président devant être approuvé par ladite AG.
Les comités départementaux restent des structures annexes, le nombre de licenciés ne justifiant pas leur intérêt. Ils n'ont aucun pouvoir et n’ont été créés à l'origine que pour dialoguer avec les D.D.J.S., directions départementales de la Jeunesse et des Sports, et notamment pour les demandes de subventions du fond national de développement du sport. Les comités directeurs des comités départementaux sont élus par les présidents des clubs ou par des représentants mandatés à cet effet.
Ce sont aussi les présidents de clubs qui élisent directement le comité directeur de la ligue régionale et approuve la nomination de son président. Les présidents des ligues élisent à leur tour le bureau fédéral.
Deux remarques au sujet de cette organisation :
- Ce système correspond à un système de grands électeurs.
- À tous les échelons, tous les membres élus sont des bénévoles.
Dans ce système, nous pouvons remarquer qu'une minorité dans une ligue n'y sera pas représentée et ne pourra donc pas s'exprimer au niveau national, le système de vote annihilant leur voix.
Prenons un exemple : 40% des présidents de clubs souhaitent mettre en place une réforme. Tous se présentent à leur AG de ligue régionale mais n'ont pas majorité. Ils ne donc sont pas élus et leurs voix sont étouffées. Lors de l'AG nationale aucun d'entre eux n'y sera représenté. Il s'agit donc d'une organisation qui ne reflète que la voix d'une majorité qui élit en son sein les membres qui détiendront le pouvoir exécutif.
Pour aller plus loin dans l'exposé, il faut prendre en considération un autre phénomène : le système des quorums.
Pour qu'une assemblée générale d'un club, d'un comité, d'une ligue ou de la fédération puisse délibérer, il faut qu'un minimum de membres y soient présents ou représentés, c'est ce qu'on appelle le quorum. Si le nombre d’adhérents est insuffisant, une nouvelle assemblée générale est convoquée où aucun quorum n'est requis et les membres présents peuvent prendre toutes les décisions, même s'ils ne sont qu'une petite minorité.
Nous savons que le système associatif souffre d'un manque de bénévoles : le temps, la responsabilité juridique et pénale des présidents, la législation, les contraignantes déclarations de charges lorsque l’association possède un salarié... la plupart des adhérents fuient les assemblées générales des associations, car ils ne viennent que pour pratiquer un loisir pour la grande majorité. Les présidents de clubs sont alors souvent élus par une minorité, avec ou sans quorum. De même, il faut trouver des bénévoles " qui le veulent bien " pour les comités départementaux et les ligues régionales qui seront élus par les présidents de clubs, qui comme nous l'avons vu ne représentent que les quelques pratiquants présents lors de l'AG de leur club. Les présidents de ligue sont alors élus de même par les représentants d'une minorité, ils iront à leur tour voter pour les membres du bureau fédéral qui désignera son président.
Une fois désigné, le président fédéral dirige la fédération plus ou moins avec les membres du bureau fédéral qui sont tous bénévoles. Nous constatons que les présidents des fédérations d'Aïkido sont restés, ou sont encore, à leur poste pendant plus de 20 ou 25 ans, ce qui représente des périodes allant bien au-delà des deux mandats présidentiels (10 ans maintenant) : il n'y a pas de limite imposée au niveau fédéral en ce qui concerne le renouvellement des candidatures.
Par ailleurs, les membres de la fédération, organisés en commission, contrôlent la délivrance des grades de haut niveau pour lesquels il n'y a pas d'examen mais une proposition sur dossier lors de la réunion de la commission spécialisée des grades Dan qui malheureusement est soumise aux désaccords entre nos deux fédérations dirigeantes et dont les décisions sont soumises à des négociations qui portent sur d'autres points que l'étude du dossier du pratiquant concerné.
Il y a ensuite un point difficile à aborder parce qu'il concerne certain chantage ou négociation au sein même des fédérations concernant les propositions de hauts grades : hélas, la faiblesse est humaine. Dans l'Aïkido, comme ailleurs, les dérives sont possibles. (Toute ressemblance avec des personnes ou des événements serait le fruit d'une observation pertinente.)
Qu’en est-il au niveau de la transmission de l'enseignement ?
Fort heureusement, les experts ont une grande marge de manœuvre dans leur enseignement. Mais elle se trouve réduite en termes d'organisation de la pratique et pour la délivrance des grades soumise au règlement imposé de la commission spécialisée.
Les enseignants bénévoles sont appréciés pour les coûts réduits qu'engendrent leurs interventions. Quant aux professionnels, peu nombreux, ils se voient souvent critiqués lorsque l'on aborde les questions financières. Le système se veut composé d'amateurs, qui par définition ne perçoivent pas de rémunération pour leur fonction, et il n'y a pas de pratique professionnelle comme cela existe dans d'autres fédérations.
Nous pouvons faire le constat que l'enseignement technique reste selon un axe vertical mais le pouvoir décisionnaire et exécutif est confié à des bénévoles amateurs qui peuvent se passer des conseils prodigués par ceux qui détiennent la connaissance et souvent une expérience éprouvée.
Comment doit-on appeler le régime d'une fédération qui a laissé un seul homme prendre toutes les décisions (presque toutes et en tout cas les plus importantes) de manière autocratique pendant de nombreuses années ?
Comment justifier qu'un homme, qui n'a pas la plus haute charge de la transmission des savoirs techniques, puisse prendre seul une décision qui peut avoir de grandes répercussions sur le devenir de la discipline ?
Lorsque tous les pouvoirs sont confiés, ou laissés de fait, à une seule et même personne, on peut définir ce régime par le mot " dictature " à l'instar de la Rome Antique qui désignait un magistrat investi de tous les pouvoirs lors d'une crise grave. Notre apparent modèle démocratique peut donc laisser apparaître un tout autre mode de fonctionnement.
Si l'Aïkido était un simple sport, il pourrait être régi de manière associative par des amateurs qui le pratiqueraient à plus ou moins haut niveau. Mais l'Aïkido est un art martial spécifiquement japonais et dont les experts fédéraux français affichent leur grade Aïkikaï, grade d'école mondialement reconnu, comme d'autres affichent ceux de leur propre école dont Takemusu Aïki, ou Yoshinkan Aikido ou autre encore.
La hiérarchie technique s'accorde à la hiérarchie de l'organisation et du fonctionnement de l'école, car au-delà de la compétence technique, ce sont des qualités humaines qui se sont développées et qui font des experts des sages plus aptes à promouvoir leur art. Ce système n'empêche pas la dérive de certains anciens, mais les disciples sont libres de ne pas les suivre.
Doit-on alors imposer un système démocratique à l'Aïkido ? Doit-on laisser des amateurs décider de son devenir ? Doit-on, sous prétexte de démocratie, permettre des dérives qui vont à l'encontre des principes et des valeurs véhiculés ? Doit-on laisser de côté des grandes décisions l'avis de nos experts les plus gradés sous prétexte qu'ils sont professionnels ?
Un sage a dit : la perfection n'est pas dans l'homme, mais dans ses intentions. Ce sage ne doit pas parler de tous les hommes, mais peut-être parle-t-il de ceux qui seraient capables de résoudre cette improbable équation entre Aïkido et Démocratie.
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