En tout premier lieu, il nous faut définir le mot Sempaï, l'ancien ou l'aîné, et la relation qui le rattache au cadet. Aborder cette relation, c'est aborder la transmission d'une connaissance, d'un savoir-faire. Cette transmission ne peut avoir lieu qu'autour d'un savoir-être basé sur le respect et l'entraide, sans arrière-pensée de profit ou de jalousie qui n'instaurerait qu'une hiérarchie de fait, imposée et dénuée de tout sens noble cher à l'éthique du Budō.
Voici donc la traduction du mot Sempaï : l’ancien, le gradé, l'aîné. Kohaï se traduit par l’apprenti, le cadet. Le Sempaï doit montrer l'exemple à tout moment et aider à progresser ceux qui sont derrière lui. Il doit chercher à se perfectionner constamment dans tous les domaines et sur les points qui contribuent et aident à la vie de son école. Il est l'exemple à suivre. La notion d'École nous ramène au Ryu, école en japonais.
Mais le Sempaï n’est pas Senseï, il n'est qu'un relais entre l'élève et le Senseï. La relation entre le Sempaï et le Kohaï est particulière. Elle est fortement imprégnée des règles de conduite et de bienséance de la culture japonaise : le Reïgi Saho ou Reïshiki.
Sempaï n’est pas un titre en soi : le Sempaï ne l’est que parce que le Kohaï le voit ainsi. Personne ne peut s'imposer de droit comme Sempaï. Le respect envers le Sempai ne se provoque donc pas. Le Kohaï doit tout naturellement avoir envie de respecter le Sempai, tout comme celui-ci, doit tout aussi naturellement prendre soin du Kohaï.
La relation Sempaï-Kohaï est bien différente de la relation Maître-Elève. le Sempaï ne doit pas tenter d'avoir une action " pédagogique " au niveau technique s'il n'en a pas été autorisé.
De ce fait, un Kohaï ne doit pas non plus prendre les conseils techniques de ses Sempaï comme " argent comptant " car ceux-ci ont encore à améliorer leur connaissance technique. Ainsi Le Sempaï ne doit absolument pas charger son message auprès du Kohaï de ses propres fautes ou insuffisances. C'est pourquoi Le Sempaï peut guider succinctement le Kohaï uniquement lorsque ce dernier éprouve des difficultés à exécuter un geste ou une technique, ou bien s'il encourt ou fait encourir un danger.
Lorsqu'il reformule les consignes du Senseï, le Sempaï parasite le message initial. En effet, toute action de conseil interfère directement avec la transmission de l'enseignement. Cette interférence peut être positive si ce relais reste relativement neutre, retransmettant une information ou un savoir.
Toute la problématique vient du fait qu'il existe un décalage entre l'enseignement que l'on reçoit et celui que l'on perçoit. Ce décalage se réduit avec la progression, ce qui fait qu'un élève gradé est plus à même de percevoir les enseignements d'une manière plus claire que pour un débutant. Malgré ce, la retranscription de cet enseignement est imprégnée de la personnalité du pratiquant, de son degré d'expertise, mais aussi du canal de communication qu'il va utiliser.
Principalement, il existe deux canaux, le premier utilise la communication verbale, le second est celui de la communication corporelle, qu'il s'agisse de démontrer ou de pratiquer. Ces canaux sont soumis à un taux variable d'interférences.
Pour la communication verbale, il peut exister un décalage important entre ce qui est dit, ce qui est entendu, et ce qui est interprété. Il en est de même pour la communication corporelle pour ce qui est démontré, ce qui est observé et ce qui est ressenti. Ainsi il existe indéniablement une déformation lors de la transmission d'un enseignement. Le Sempaï se doit d'aborder cette problématique.
En progressant, il devient parfois difficile d'admettre de ne pas avoir un niveau suffisant, et le pratiquant se sent autorisé à éduquer les moins gradés. À ce sujet, deux cas sont à envisager.
Dans le premier cas, le pratiquant estime qu'il en sait suffisamment pour usurper la place du professeur, cela sous-entend qu'il ne s'attend plus à progresser, et qu'il ne s'attache plus aux conseils de son professeur. Dans ce cas, il n'est plus un relais et n'a plus sa place en tant que Sempaï.
Dans le deuxième cas, le pratiquant estime pouvoir enseigner à son tour, il pourra le faire uniquement lorsqu'il a la place de l'enseignant, soit en ouvrant son propre Dojo, soit en ayant la responsabilité d'un cours, mais quoi qu'il en soit, jamais lorsque que professe son Senseï ou un autre maître.
L'accès à l'aura de Sempaï passe par une connaissance sans faille des règles de comportement et de courtoisie de l'école. Le Reïshiki doit donc être connu et, surtout, appliqué.
Dans la tradition japonaise, le grade d’école peut être délivré à un non-pratiquant pour service rendu (Samouraï = celui qui est au service) à l’école qui sera alors considéré comme membre à part entière. Encore, il est possible de devenir membre bienfaiteur en achetant un grade dans un Ryu, le don (le prix) augmentant avec le niveau du grade. Dans les deux cas, la différence entre Être et Avoir sera faite et nul ne se présumera d’un niveau technique d’autant que le grade est considéré comme personnel et individuel. À noter que les Ryu ne délivrent pas de titre de Shihan ou d’Instructeur à des non pratiquants.
En France, le grade Dan fédéral peut s’obtenir par examen, sur dossier ou par équivalence lorsqu’un pratiquant possède un grade obtenu à l’étranger, le plus généralement par une organisation reconnue par la FIA, Fédération Internationale d’Aïkido. Les Grades fédéraux Dan pour services rendus ne sont théoriquement plus délivrés en France et ont été remplacés par des distinctions fédérales. Cependant un grand amalgame a été fait par le passé.
Dans le club, le professeur délivre les grades Kyu sous son entière responsabilité : C’est donc un grade d’école. Le club prépare le pratiquant à l’examen du grade Dan comme une école prépare à l’examen d’un diplôme.
Quelque soit le choix de l'école, le grade reste avant tout un repère sur une échelle de progression. Les choix techniques, comme pédagogiques, se doivent d'être intégrés par le Sempaï. Ainsi sa compétence doit s'élargir au champ technique.
Comprendre la progression préconisée par l'école est alors plus qu'indispensable car c'est sur elle que repose la progression de tous. Le Sempaï devra donc connaître les répertoires techniques, les objectifs et les critères d'évaluation, ainsi que les priorités pour chaque grade, ce qui demande une ancienneté certaine dans l'école et une connaissance technique approfondie.
Au delà, le Sempaï doit pouvoir démontrer capacités et aptitudes. Sa connaissance doit avoir éprouvé les rôles de Uke et Tori.
Uke est celui qui reçoit la technique, Tori celui qui exécute la technique, appelé aussi Shite ou Nage. Dans les écoles anciennes ou Koryu, les rôles Ushitachi (gradé) et Shitachi (l'élève) sont immuables, contrairement au mode de pratique de l'Aïkido, où nous alternons les rôles Uke et Tori.
La recherche de la neutralité dans le Ukemi (gestuelle de corps du Uke dans le suivi de la technique de Tori, et qui ne se résume pas qu'à chuter) s'avère parfois difficile avec un partenaire moins gradé ou débutant, la tendance étant de vouloir retrouver les sensations de déséquilibre ou de contrôle telles qu'on les a perçues comme Ukemi. Ainsi on concède à ne bouger que lorsque Tori agit comme on le conçoit, adoptant parfois de manière inconsciente une attitude de rejet ou de blocage de la technique. Hormis un risque avéré pour la sécurité de Uke comme de Tori, l'objectif est de devenir le reflet vivant de la technique exécutée, en développant soi-même le Ukemi le plus adapté.
Lorsque Tori exécute une technique sur un Uke moins gradé, c'est à lui d'agir avec bienveillance en n'exigeant de Uke qu'un Ukemi qu'il soit capable de réaliser : " il ne faut jamais faire subir une technique à un partenaire qui ne connaît pas le Ukemi associé. "
Une fois cette relative neutralité mise en place, il ne faut guider Tori (moins gradé) uniquement que s'il exprime une difficulté de réalisation, et ne pas chercher à corriger des erreurs de placements ou de directions, à moins qu'elles n'engendrent un risque immédiat pour la sécurité. Seul le professeur qui dirige le cours interviendra pour corriger les erreurs. L'élève moins gradé apprendra " corporellement " de son Sempaï lorsqu'il jouera le rôle du Uke.
C'est donc toujours au plus gradé d'adapter sa technique ou son Ukemi au Kohaï, ce qui implique une bienveillance de sa part. Il lui faut tenter de garder une grande neutralité, sans dérober la technique ou la rendre irréalisable. Le kohaï, quant à lui, doit pouvoir faire de son mieux pour suivre la technique lorsqu'il est Uke, et d'agir avec un certain respect lorsqu'il est Tori. Cependant ce respect se doit d'être avant tout réciproque.
La progression de chacun passe par la relation avec tous dans le Dojo. Les échanges sont bénéfiques et indispensables mais ils ne doivent pas interférer sur la compréhension et l'évolution du pratiquant. Seul l'enseignant a la responsabilité de transmettre la connaissance technique. Le Sempaï peut aider le cadet dans l'acquisition d'un savoir-faire et d'un savoir -être principalement par son attitude que le Kohaï pourra "copier". Cette transmission ne passe pas par le canal verbal mais par les canaux visuel et corporel : cette transmission a lieu lorsque le Kohaï observe et lorsqu'il y a échange Uke-Tori.
La connaissance du répertoire technique implique une connaissance des schémas de réalisation en fonction des formes demandées (Omote, Ura), des attaques et des modes de travail Tachi Waza (debout), Hanmi Handachi Waza (à genou avec attaquant debout), Suwari Waza (à genou) ou Buki Waza (avec armes). Si la connaissance formelle des techniques est évaluée lors des passages de grade, elle doit permettre avant tout d'élaborer un répertoire technique et corporel qui servira de base fondamentale sur laquelle s'appuyer pour construire des techniques plus élaborées.
Le pratiquant se doit d'être acteur de sa progression en mémorisant les formes techniques. En cours, le professeur ciblera les acquis et le travail à accomplir pour progresser, et corrigera les mouvements afin d'améliorer la réalisation technique, les déplacements, le respect du critère d'intégrité en favorisant un bon Shizeï (attitude corporelle comme mentale), une meilleure notion du Ma-Aï (accord à la distance, espace-temps) et une amélioration du Kokyu (échange, mais aussi respiration, force, énergie).
Tout pratiquant " ancien " se doit donc de clarifier sa connaissance technique avant d'envisager de guider un débutant ou un moins gradé.
Lorsque les cadets décèlent chez un pratiquant, qui agit avec justesse et bienveillance, un savoir-faire et d'un savoir-être, ils voient en lui un modèle de comportement et une référence technique. Le pratiquant gradé est devenu un Sempaï, parce qu'il possède ce que l'on appelle Kokoro, qui se traduit par coeur ou esprit.
Extrait du "Souffle du Budo" de Marc Senzier aux éditions BoD.
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