Un ami m’a demandé ce qu’était pour moi le vide dans le contexte des arts martiaux et comment je le définirais.
Je relève le défi non pas parce que c’est un sujet fort intéressant mais parce que j’ai beaucoup d’estime pour mon ami, frère de pratique de longue date.
Le vide, le rien
Je commencerai par la définition du vide en physique : c’est l'absence de toute matière. En astronomie, il se trouve dans l’espace, entre les divers corps célestes.
Par définition, dans le vide il n’y a rien.
Il est intéressant de voir qu’au cours de l’histoire, on a considéré qu’il existait tout de même un éther, quelque chose d’impalpable qui permettait la transmission de la lumière. Il faudra attendre les lois de la relativité générale pour remplacer cet éther par des champs (gravitationnels, électro-magnétiques). Et dernièrement, on rajoute au vide interstellaire une matière noire, ce qui rend le vide moins vide.
Le conte de la tasse pleine
Le maître de Zen Nan-in reçut un jour la visite d'un professeur d'université américaine qui désirait s'informer à propos du Zen.
Pendant que Nan-In silencieusement préparait du thé, le professeur étalait à loisir ses propres vues philosophiques. Lorsque le thé fut prêt, Nan-In se mit à verser le breuvage brûlant dans la tasse du visiteur, tout doucement. L'homme parlait toujours. Et Nan-In continua de verser le thé jusqu'à ce que la tasse déborde.
Alarmé à la vue du thé qui se répandait sur la table, ruinant la cérémonie du thé, le professeur s'exclama : " Mais la tasse est pleine ! "
Tranquillement, Nan-In répondit : " Vous êtes comme cette tasse, déjà plein de vos propres opinions et spéculations. Comment pourrais-je vous parler du Zen ? Pour pouvoir apprendre, commencez par vider votre tasse ! "
Vide et plein
Il est possible de cerner les contours du vide en le comparant à son opposé : le plein.
Que ce soit pour la tasse ou tout autre récipient, lorsque c’est plein, il n’y a plus de place. Pour pouvoir contenir plus, il faut vider la tasse. On peut aussi concevoir de modifier la structure du récipient. Si celui-ci grossit, il pourra contenir plus de matière : c’est le cas du ballon de baudruche qui grossit au fur et à mesure qu’on le remplit d’air.
Cependant, une tasse vide ne l’est pas : elle est remplie d’air, elle n’est donc pas vide, juste remplie au plein d’air qui laissera sa place au fur et à mesure qu’on la remplira.
Mokuso, libérer l’esprit des liens créés par toute forme de pensée
Moku : se taire ou garder le silence / So : idée ou pensée.
"Assis en Seïza, le dos droit, les yeux fermés, main gauche dans la main droite devant le Hara, le pratiquant inspire et expire lentement. À chaque expiration, il vide son esprit de toutes les pensées qui l'assaillent. Petit à petit, tracas et vicissitudes de la vie courante sont mis à distance. Toutes formes de pensées et de visions s'effacent aussitôt qu'elles apparaissent. L'esprit calme, un état de vide et de " non-pensée " semble maintenant atteint.
« Mokuso Yame ! » lancé par le Sempaï le rappelle ici et maintenant ; il ouvre les yeux, centré sur soi, ouvert et prêt à recevoir l'enseignement du maître."
Traditionnellement en Budo, Le Reishiki ou Reigisaho, protocole d'étiquette, accorde un temps au Mokuso, traduit parfois par Respiration, Concentration, Méditation. C'est ce moment où le pratiquant assis en Seïza fait en sorte d’apaiser son esprit et de trouver calme et sérénité. L'exercice se base en grande partie sur la respiration abdominale, main gauche dans la main droite devant le Hara pour signifier qu'il est en recherche.
Dans le Zen, l'assise est Zazen, dans le bouddhisme c'est en « tailleur » comme les statues de bouddha ou les Yogi.
D'après Inoue Yoshihiko, 8° Dan Hanshi de Kendo :
« Il y a dans le Mikkyō, le bouddhisme ésotérique, de nombreuses méthodes différentes de méditation. La méthode où l’on s’assoit calmement et médite semble très similaire à celle utilisée dans le zen. Il existe pourtant des différences fondamentales entre les deux. Le but de Zazen est de libérer l’esprit des liens créés par toutes formes de pensée, d’objet ou de vision, aussi sacrées qu’elles puissent être. On aspire à atteindre un état de " non-pensée " ou de vide. La méditation dans le bouddhisme ésotérique, d’un autre côté, implique de concentrer son esprit sur une sorte de " sujet méditatif ", comme un Mandala. J’ai entendu une autre explication qui indiquait qu’en méditation Mikkyō les pratiquants s’efforcent de faire de leur Ki une partie du cosmos supérieur, alors qu’en Zazen les pratiquants essayent de concentrer leur Ki en bas, dans la terre. »
D'après Taisen Deshimaru dans « Zen et Arts Martiaux », parlant de Zazen, mais cela s'applique aussi à Seïza :
« … l'expiration crée la liaison qui équilibre la conscience et la posture. Cette activité déclenche l'impulsion équilibrante entre les muscles, les nerfs, l'hypothalamus et le thalamus. »
« Entre l'esprit et le corps, l'esprit et la posture, l'esprit et la technique, la respiration établit la liaison. Finalement, posture et respiration s'unifient. La respiration devient Ki (l'énergie, le ressort), comme le Ki d'Aïkido. »
Mokuso doit ramener la conscience et le corps sur le même point de concentration, main gauche représentant Zenjō, l'état méditatif, la main droite symbolisant Hannya, la sagesse.
Mushin no Shin, pensée-sans-pensée
En paradoxale contradiction dans sa définition même, Mushin No Shin, traduit par pensée-sans-pensée ou non-pensée, n'est pas simple à appréhender. Que peuvent donc signifier ces termes dans le Budō ? Pourquoi rechercher cet état si souvent évoqué chez les grands artistes martiaux ?
Cette " contradictoire-vérité " provient sûrement du Zen avec ses énigmatiques koän, proverbes et objets de méditation susceptibles de produire le Satori, l'éveil spirituel, afin d'accéder à la connaissance vraie et intuitive.
La véritable traduction de Budō n'est pas " Arts Martiaux " mais la " Voie qui arrête les armes ". L'objectif est bien plus ambitieux que la simple application de techniques ou de tactiques de combats. L'étude du Budō doit permettre à l'Homme de s'élever suffisamment pour aboutir à la réalisation de soi. Dans cette étude, le pratiquant développe ses capacités selon trois axes :
. L'axe psychomoteur relatif à l'interaction corps-esprit où il développe
la kinesthésie, sensation interne du mouvement des différentes parties du corps ;
la myélinisation ou formation de la myéline, substance grasse qui forme la gaine de certaines fibres nerveuses. La gaine de myéline permet d'augmenter la vitesse de propagation de l'influx nerveux le long de ces fibres nerveuses. Ce processus permet à l'influx nerveux de parcourir un même trajet en un temps moindre. Dans le corps humain, ce mode de conduction est utilisé là où la vitesse d'un influx doit être rapide : les nerfs qui se dirigent vers les muscles squelettiques, par exemple, sont faits de fibres myélinisées ;
la coordination, l'équilibre et la respiration.
. L'axe psychique relatif à l'esprit, à la pensée, au ressenti, aux émotions, à la compréhension et à la connaissance.
. L'axe de la Maîtrise de Soi avec le développement de l'écoute, de la vision et du contrôle de soi.
La finalité en tant qu'objectif à réaliser est le bien-être, bien-être dans son corps, dans sa tête comme dans les relations à l'autre.
Ce que propose le Budō est donc une tension vers une amélioration de Soi en partant de la matière de base qu'est le corps. L'étymologie de Shizentai, position naturelle du corps, nous révèle un secret qui n'en est pas un : Shizen c'est soi-même. Shi se traduit par soi, privé, personnel, Zen par promesse ou engagement et Taï c'est le corps.
Ainsi l'intention, le potentiel d'action, est déjà en nous. Pour mettre en œuvre cette promesse il nous faut réunir l'intention et l'action en tant qu'énergie et moyen. Ainsi la matière première est le corps, l'intention devient l'énergie, et l'action, le moyen. L'énergie sera ainsi puisée dans la motivation à atteindre le but.
Il est dit que 4 vertus seront à acquérir dans cette quête :
. Rei, la courtoisie
. Choku, la force spirituelle et mentale
. Seï, le calme
. Soku, la vitesse d'esprit, de décision.
Pour cela, il faudra être à l'écoute de Soi, de son corps comme de son esprit. Il faudra se connaître et se reconnaître (naître à nouveau avec soi-même), être honnête avec soi-même, donc s'accepter pour pouvoir évoluer et aspirer à un état meilleur, ainsi va le chemin vers le bien-être. Un frein ancré au plus profond de nous peut refuser ce changement, c'est l'Ego, qu'il nous faudra trancher.
On évoque l'état de Mushin No Shin lorsque le pratiquant atteint un niveau où, dit-on, il libère son esprit et devient capable de percevoir et d'agir instinctivement, sans l'entrave des quatre dangers que sont :
. Kyo, la surprise (stress)
. Gi, le doute (angoisse)
. Waku, l'indécision
. Ku, la peur.
Un des buts du geste martial est l'automatisme et la création du geste réflexe qui ne nécessite plus l'expression (la formulation) de la pensée mais la simple intention pour être déclenché.
Ceci sous-entend une pratique sans relâche où les gestes ont été répétés inlassablement afin de reproduire un geste spontanément sans pensée consciente. Mais, s'il s'agit de libérer l'esprit de la pensée pour atteindre la non-pensée, ce n'est pas pour autant une absence de pensée qu'il faut rechercher.
Les sens sont en éveil, le corps est prêt et paré (pré-paré) à répondre ici et maintenant. L'absence de formulation de la pensée doit mener à la Non-Pensée.
Ainsi la Non-Pensée n'est pas l'absence de pensée mais la " super pensée active ", non parasitée par le miroir (filtre) déformant de l'intellect et non freinée par la formulation ou entravée par les quatre dangers. Tout se passe alors comme si l'esprit travaillait à une vitesse plus élevée, amenant parfois la sensation de vivre l'action au ralenti et permettant de réagir dans l'instant et d'agir corps et esprit unis. C'est cet état que l'on désigne par Mu-Shin No Shin.
Pour créer cette pleine « Communication » entre le corps et l'esprit, il faut commencer par apprendre à faire « Communion » avec soi.
Le Vide dans les arts martiaux
En définitive le vide n’est pas le rien. Pour qu’il y ait vide, il faut un contenant (ou un espace).
À l’instar de l’éther remplacé par la notion de champs, nos pensées comme nos intentions nous « remplissent » et peuvent nous amener à saturation. Trop absorbés ou occupés, nous ne laissons aucune place à toute autre information, observation ou perception.
Dans l’art martial, être disponible c’est ne pas être occupé, ou trop occupé, pour pouvoir répondre dans l’instant à toute sollicitation, à toute attaque de surcroît. Il nous faut donc un espace vide en nous, prêt à accueillir le spontané.
Et quand bien même par la pratique de Mokuso, le pratiquant atteindra l’état de Mushin no shin, quand bien même il aura fait le vide total en lui, il restera le Ki, tel l’éther dans le vide cosmique (les champs), tel l’air dans la tasse vide. Le pratiquant aura alors la possibilité de changer son contenant (comme le ballon de baudruche) en modifiant son état de conscience ou en ouvrant son champ de perception, ou les deux.
Arrêtons-nous un instant, inspirons, expirons lentement trois fois : nous avons la possibilité de créer autant de vide que l’on veut.
Marc Senzier
St Bauzille de Putois
19 août 2025.
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