Est-il
possible d'accéder à une pratique de haut niveau dans les arts
martiaux pour le plus grand nombre ?
Le
Budo peut-il conjuguer Démocratisation et Élitisme ?
Une
sélection rigoureuse
Que
ce soit pour les forces militaires ou civiles, les combattants
d'élite sont recrutés selon un mode rigoureux de sélection et tous
les candidats ne peuvent prétendre au plus haut niveau. Afin
d'atteindre leur objectif d'être incorporés dans ces troupes
d'élite, les prétendants se préparent de manière intensive. Pour
ceux qui ont la chance d'être sélectionnés, ils se verront formés,
entraînés et mis à l'épreuve avant d'être opérationnels.
La
sélection y est tout aussi rigoureuse dans le domaine du sport où
les qualités et aptitudes physiques présentent le plus souvent des
limites difficilement franchissables. Pour ceux qui possèdent les
bonnes pré-dispositions, il faut encore beaucoup de travail et une
grande motivation pour atteindre un haut niveau. Ici aussi peu de
pratiquants rejoignent l'élite sportive.
La
transformation sportive
Les
arts martiaux se situent aujourd'hui entre ces deux domaines :
le combat réel et le sport, certains étant plus proches du sport et
d'autres du combat à plus ou moins fort degré mais sans être ni
totalement un entraînement au combat réel ni totalement un sport.
Autrefois
les pratiques martiales étaient réservées à une élite sociale
(Samurais, Chevaliers, épéistes) ou à des groupes spécialisés
(combattants, soldats, gardes). Au Japon, la défaite militaire de la
seconde guerre mondiale avec l'occupation américaine porta un grand
coup aux écoles martiales, principalement avec l'interdiction de la
pratique, sous prétexte justifié qu'elle exacerbait l'idéologie
nippone.
La
présentation sportive d'un Budo permettant de revendiquer les
bienfaits d'une activité physique - ce que Jigaro Kano avait déjà
mis en avant en créant le Judo - permit d'autoriser la reprise de
plusieurs pratiques. Un certain savoir put être préservé et des
pratiquants furent recrutés, ce qui permit aussi d'équilibrer tant
bien que mal les finances parfois fragiles des Dojos.
Mais
la transformation « sportive » ne fut pas bien acceptée
par les adeptes martiaux, comme pour le Kendo ou pour le Judo pour
lequel Jigaro Kano lui-même exprima ses doutes sur une orientation
trop dirigée vers la compétition.
L'ouverture
de la pratique à la masse populaire ne fut pas sans nombre
d'interrogations. Certains maîtres étaient réticents à enseigner
ainsi leur savoir martial, surtout aux étrangers et principalement
aux Américains, l'ennemi victorieux occupant le pays, ennemi envers
lequel il y avait alors un fort ressentiment. Ainsi, l'accès à
certaines disciplines martiales restait soumis à approbation, avec
lettre de recommandation et engagement du pratiquant. Elles étaient
rattachées à leur origine et leurs traditions, la qualité
prédominait sur la quantité et l'on préférait enseigner à
quelques disciples de valeur plutôt qu'à un grand nombre.
Si
l'orientation sportive des disciplines permit de sauvegarder
certaines pratiques en les ouvrant à une large masse populaire,
beaucoup s'interrogèrent aussi sur la préservation des Budos. Cette
question reste toujours d'actualité car les adaptations sportives et
l'organisation du sport en général transforment les pratiques et
les éloignent de leur origine : l'art du combat.
Un
nombre grandissant de pratiquants de haut grade
En
tant que sport, l'art martial est pratiqué aujourd'hui par un grand
nombre de personnes de conditions sociales et d'âges différents.
Pour les arts martiaux, la pyramide des grades est composée d'une
large masse de pratiquants peu gradés et d'un nombre limité de
hauts gradés.
Cependant
nous pouvons constater que le nombre de pratiquants de haut grade ne
cesse d'augmenter. Nous pourrions penser en toute logique que plus il
y a de pratiquants et plus il y a de gradés, donc plus il a de hauts
gradés.
En
Kendo, tous les grades sont soumis à un examen, y compris pour le
huitième Dan. Les Curriculum Vitae des candidats y sont
impressionnants avec des pratiquants 7ème Dan, souvent âgés, le
plus souvent fort expérimentés. L'examen reste très sélectif et
peu y réussissent.
Mais
tous les grades ne sont pas obtenus sur examen, comme pour l'Aïkido
en France où la délivrance des hauts grades ne se fait que sur
dossier. Ils ne sont pas donc soumis à un examen vérifiant les
compétences ou la progression du postulant. Plusieurs critères sont
cependant pris en compte dont l'ancienneté du pratiquant, critère
qui n'atteste en rien la progression du pratiquant. Cependant, il est
de fait que de nombreux pratiquants se présentent (sur examen ou
sur dossier) au grade supérieur dès que possible, sans une réelle
observation de leur propre progression.
Lors
du changement des textes régissant les examens de grades Dan avec le
passage de 4 à 2 membres de jury, il fut stipulé que tout refus de
grade devait s'accompagner d'une fiche justificative signée par les
jurys. Cette fiche n'était pas à remplir en cas d'admission à un
grade, si bien que les candidats d'un niveau moyen qui se voyaient
refuser l'obtention du grade présenté étaient plus facilement
admis pour ne pas avoir à remplir la fiche en fin d'examen, fiche
qui surtout oblige les membres du jury à formuler clairement les
raisons du refus, c'est à dire à justifier les manques en terme
d'objectifs, de capacités et de connaissances techniques. Or les
jurys ne sont pas formés à ces exercices. La plupart des jurys ne
suivent qu'un week-end de formation (même s'ils dorment ou
n'écoutent pas) pour se voir être validés en tant que jurys pour
une période de 2 ans sans aucun examen sanctionnant la capacité à
juger. Il n'existe encore aujourd'hui dans les règlements aucun
critère réellement évaluable indiquant la limite d'obtention d'un
grade Dan.
Ainsi
de nombreux grades ont été accordés à des pratiquants qui
n'avaient qu'un niveau « passable » et, de fait,
l'échelle de progression est faussée par un grand nombre de grades
accordés avec ce « bénéfice du doute ». Il est alors
difficile d'évaluer un niveau technique avec une échelle de
progression non étalonnée à sa juste valeur. Pour les hauts
grades, une dérive vient des grades délivrés uniquement sur le
critère d'ancienneté ou par copinage avec les instances fédérales.
Les
politiques fédérales
Si
l'on observe les politiques de développement mis en œuvre par les
fédérations (sportives) des arts martiaux, aidées par les
directives du ministère des sports par lequel les subventions sont
orientées, nous pouvons constater que de grands efforts sont dirigés
vers la formation des bénévoles techniques encadrants qui sont
considérés comme la pierre angulaire du développement de la
discipline. Mais qu'entendons-nous par développement ?
De
nombreux brevets fédéraux sont délivrés, les jeunes titulaires
sont invités à créer de nouveaux clubs dans un but de
développement de la discipline. Principalement bénévoles, ils ont
un temps limité à consacrer à la pratique et se voient alors
accorder une partie de ce temps à l’enseignement. Leur propre
temps de pratique diminue donc et leur progression s'en trouve
entravée.
Les
nouveaux clubs engendreront de nouvelles licences qui alimenteront
les finances desdites fédérations. Mais elles n'accorderont parfois
qu'un faible budget à la formation des nouveaux brevetés, et ne
privilégieront ni la formation continue ni le suivi de leurs
encadrants bénévoles.
Cette
politique tend alors à favoriser la démocratisation des disciplines
mais elle favorise aussi l'amateurisme avec des encadrants moins
gradés et moins expérimentés, et donc un potentiel moindre de
pratiquants réellement aptes à atteindre un haut niveau. En
conséquence, l'augmentation du nombre des pratiquants ne justifie
certainement pas celle des hauts gradés.
Cette
démocratisation des disciplines tend donc à créer des élites
possédant des titres n'ayant pas l'équivalence avec le niveau réel
des pratiques. Nous assistons donc un lissage par le bas et une
décrédibilisation des disciplines pratiquées.
Sommes-nous
dans l'impasse ? Assistons-nous à la dégradation des Budos ?
Oui,
si nous continuons ainsi.
Revenir
à la Voie
Au
Japon, les titres d'enseignant sont très élitistes : Renshi,
Kyoshi, Hanshi..., la plupart des Renshi sont au minimum 5ème ou
6ème Dan car il n'est pas concevable au Japon d'enseigner avant ces
grades, ou seulement en tant qu'assistant... Voilà qui réduirait
considérablement le nombre d'enseignants en France !
Mais
nous y gagnerions certainement en qualité.
Il
semble donc difficile d'allier quantité et qualité, mais nous
pouvons encore retrouver les chemins de la juste voie en favorisant
la pratique.
Il
nous faut alors privilégier l'Agir plutôt que le Parler. Nous
devons comprendre et faire comprendre que c'est seulement par la
pratique que nous pouvons atteindre un niveau supérieur.
Il
nous faut alors proposer une pratique basée sur la pratique
elle-même.
Il
nous faut repenser l'organisation de la pratique comme celle de
l'attribution des grades. Nous devons fixer de nouvelles règles plus
justes et plus cohérentes et fixer des objectifs d'évolution en
adéquation avec le niveau d'investissement, les capacités et les
qualités des pratiquants, et donner à chacun les moyens de
s'engager dans une pratique synonyme de progression.
L'engagement
dans une pratique pleine et entière représente déjà une sélection
en soi. Nous devons donc distinguer le pratiquant « loisir »
du pratiquant investi, comme l'enseignant amateur de l'enseignant
professionnel. Nous devons alors accepter que le haut niveau soit
réservé non pas à une élite sociale mais à un groupe de
pratiquants investis et en constante progression.
Les
Voies martiales allient un travail technique qui favorise le
développement des capacités et aptitudes d'un individu selon le
principe du Shin Gi Taï. Ce principe, selon lequel la technicité
compense en grande partie le déclin physique, permet une pratique à
long terme voire celle de toute une vie. C'est au travers de ces
Voies que se distinguent quelques rares grands maîtres. Ces maîtres
possèdent un point commun : une pratique intense et constante.
Démocratie
et Élitisme semblent antinomiques dans les arts martiaux. Nous ne
pourrons concilier pratique de masse et pratique de haut niveau que
si nous établissons une frontière entre ces deux niveaux, frontière
qui doit rester franchissable pour qui s'en donne les moyens.
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