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lundi 2 mars 2015

Irimi, entrer dans la chair du principe


article paru dans Dragon Magazine Hors série Aïkido de janvier 2015
Le pratiquant d'Aïkido découvre le terme Irimi 入身 principalement par le nom d'une technique ou d'un déplacement. Ainsi associé à Nage, Tenkan ou Tai No Henka, il désigne plutôt un geste technique. Mais à y regarder de plus près, la notion d'Irimi se révèle être un des principes fondamentaux, intrinsèque à la pratique dans sa forme comme dans son fond.

Lorsque Léo Tamaki m'a sollicité pour écrire un article sur ce thème, mon enthousiasme premier s'est vite envolé face à la difficulté de choisir un angle d'approche satisfaisant. Quel que soit le côté par lequel je décidais de l'aborder, je n'entrevoyais qu'une facette réductrice et incomplète en regard de l'étendue qu'il recouvre. Irimi est si caractéristique et inhérent à la pratique que l'on pourrait dire qu'il fait partie entière du " génome " de l'Aïkido. Alors plutôt que tenter de définir cette notion par sa traduction la plus répandue : " entrer avec le corps " (入る, iru, rentrer, pénétrer dans ; , mi, corps, chair), essayons de comprendre où et comment ce principe se met en action.


Entrer dans la dimension du Budo.

Irimi implique de mettre le corps en mouvement par un déplacement dont l'objectif varie selon l'usage qui en est fait. Il peut permettre d'ajuster une distance, de sortir de la ligne d'attaque ou d'engager le corps pour projeter ou déséquilibrer un partenaire. Cependant, nous ne pouvons pas réduire Irimi à un déplacement, aussi complexe ou technique qu'il soit, car il reste indissociable de la construction d'une gestuelle technique et de l'acquisition d'une posture martiale. Avant d'envisager où et comment entrer, commençons par faire un premier pas en nous interrogeant sur la manière de se déplacer.

La marche influe sur la musculature du corps, elle est encore aujourd'hui l'activité musculaire principale du genre humain. Dans les Budo, la manière de se mouvoir est fondamentale, c'est pourquoi l'Aruki Kata (la marche) revêt une importance capitale : elle allie un travail sur l'équilibre, le centrage et l'enracinement, points essentiels que le pratiquant cherche à améliorer. Le Budo-Ka ne doit donc pas considérer l'action de marcher comme une simple formalité.
Il s'exerce alors à se déplacer en plaçant les hanches à une hauteur spécifique, en gardant les épaules parallèles au sol et en conservant la verticalité (relative) de la colonne vertébrale. Il évite de vriller le corps (cf Namba Aruki, la marche Namba) afin d'unifier le haut et le bas du corps, les hanches et les épaules. Une caractéristique commune à tous les experts martiaux, les grands maîtres, Shihan ou Hanshi, est la capacité de se mouvoir tout en gardant une posture verticale et centrée, attitude qui révèle à la fois une présence, un fort potentiel et une haute maîtrise du corps en mouvement.

Pour que la technique puisse formater le corps, le premier acte est alors d'entrer consciemment dans son propre corps et y rechercher une certaine posture. L'exécution de Irimi par le pratiquant débutant l'incite à construire une gestuelle martiale et le fait entrer progressivement dans la dimension du Budo : certains Ryu (Écoles) utilisent encore l'appellation Oku Iri, 奥入, pour nommer cette période de l'apprentissage où l'élève entre au cœur de la discipline pratiquée.


Gestion de l'espace et du temps.

La Notion de Ma-Aï revêt une importance particulière dans les arts martiaux. Le débutant commence le plus souvent à l'appréhender à partir d'une saisie. Après avoir découvert l'enveloppe globale (externe) de la technique, il peut se focaliser sur l'étude des déplacements-placements. Cet apprentissage passe par l'étude des déplacements spécifiques utilisés dans les Budo japonais : Tsugi Ashi, Okuri Ashi, Ayumi Ashi, Hiki Ashi, Hiraki Ashi... la plupart du temps exécutés en Suri Ashi. [Le propos ici n'étant pas de définir la spécificité de ces déplacements, je laisse cette tâche aux bons soins du lecteur]
Tout en continuant à construire un " corps martial ", le pratiquant s'exerce à se positionner de manière judicieuse pour créer un déséquilibre, faciliter un dégagement de saisie ou simplement se placer hors de portée d'attaque.
La distance, l'orientation et le centrage du corps participent au placement du corps dans l'espace. Irimi ne prend forme que lorsque le déplacement s'accorde à ce placement. Cette recherche n'est pas spécifique à l'Aïkido, on la retrouve dans le Ki Ken Taï No Ichi (1) du Kendo ou le Fumi Komi (2) du Iaïdo où il s'agit aussi d'unifier l'action et le corps dans le mouvement.

L'étude des techniques sur attaques (frappes) invite ensuite le pratiquant à tenir compte de la notion plus complète d'espace-temps. Irimi doit alors permettre un placement stratégique dans l'intervalle et la cadence de l'attaque, toujours par un déplacement du corps centré. Irimi prend alors une orientation particulière car il ne s'agit pas de foncer tête baissée ni d'entrer en s'opposant de manière directe à l'attaque, ce qui se traduirait par un brutal Taï Atari (rencontre, percussion des corps) qui ne laisserait s'exprimer que la loi du plus fort, mais plutôt de prendre un angle d'approche permettant de retourner l'attaque contre celui qui l'a produite (Omote), ou d'amorcer une esquive si nécessaire (Ura). Cette étude introduit la notion d'Irimi-Tenkan et du Tai Sabaki plus généralement.

Harmoniser, s'accorder.

Ce n'est qu'après avoir construit un corps martial centré et apte à se mouvoir selon un cahier des charges précis, qu'il est vraiment envisageable de commencer à s'harmoniser à l'autre. La stratégie de non-opposition propre à l'Aïkido implique la prise en compte de nombreux paramètres comme le Ma-Aï ci-dessus évoqué, mais aussi le De-Aï, littéralement traduit par " aller en s'harmonisant à " et l'Awase qui peut se traduire par adapter, unir, combiner, connecter, mélanger. À plus haut niveau, on constate que Ki-Musubi, littéralement le nœud des énergies, ne peut être activé que lorsque tous les ingrédients sont présents et qu'ils ne sont pas défaillants.

Ingrédient majeur dans cette recherche d'harmonie, Irimi nous invite par sa symbolique à avancer corps et esprit conscients, corps et âme unis. Il nous invite à avancer vers l'autre, vers sa différence et nous enseigne à écouter, comprendre et parfois même à tolérer. Il nous enseigne aussi à ne pas reculer, ne pas accepter par soumission, à continuer d'avancer, à avancer jusqu'au bout et n'exécuter Tenkan que si nécessaire. Il nous offre ainsi bien plus qu'un déplacement : il nous donne une ligne de conduite, une droite ligne plus pour sa " raison juste ", Giri, que pour sa forme.

La recherche d'unité finit par aboutir à la prise de conscience du Hara, centre de gravité physique et siège du Seïka Tanden qui est le point de concordance de " toutes les énergies ". C'est par lui que passe l'axe spirituel de l'Homme qui le place de manière verticale entre Ciel et Terre. " Entrer avec le corps " nous amène ici beaucoup plus loin que la simple mise en œuvre d'un déplacement visant à prendre un avantage stratégique ou à permettre une esquive : il nous ouvre une porte vers la dimension spirituelle et philosophique de l'Aïkido et nous invite à cheminer sur les pas des grands maîtres du passé.


Prise d'angle et angle de vue.

Parmi les grands maîtres du passé, Feu Shoji Nishio Senseï exprimait Irimi de manière très subtile. Shihan d'Aïkido et haut-gradé dans plusieurs autres disciplines (Karaté, Iaïdo, Judo...), il démontrait comment un placement permet de toucher sans être touché, et ce parfois en modifiant légèrement le positionnement d'un pied. Notons que dans ce processus, l'angle d'orientation pris avec le pied modifie l'axe de flexion du genou, qui modifie à son tour le positionnement des hanches. Et comme le corps ne se vrille pas, les épaules sont aussi repositionnées. Au final, c'est le corps entier qui s'est replacé. De plus, en modifiant l'angle d'engagement du corps, on influe sur le résultat de la rencontre.

Nous pouvons alors utiliser Irimi pour sortir de la ligne d'attaque et modifier l'angle de réception de l'attaque elle-même. Nous pouvons tout aussi, avec un peu plus de maîtrise, aller à la rencontre de celle-ci et la dévier. Parfois Irimi peut nous amener à nous positionner de manière à ce que l'attaque perde tout son sens et sa raison d'être, nous touchons alors du doigt la notion de victoire sans combattre.

Expérimenter Irimi comme outil de connexion à l'autre, à son attaque comme à son intention, dans un souci d'harmonie et de respect de son intégrité, nous invite à changer notre regard et notre point de vue. Notre conscience s'en trouve modifiée et notre horizon élargi.


Respecter le principe et avancer.

Hormis quelques mouvements en contre-hanche, comme la projection d’Uchi Kaïten Nage dans sa forme Ura, qu'ils aboutissent sur une projection ou sur un contrôle, les déséquilibres créés dans les techniques d'Aïkido s'accompagnent d'un déplacement du corps centré et orienté. Irimi s'exprime alors dans les prises d'angle, avec ou sans Atemi, dans le Kokyu Rokyu(3) lors des projections, dans la gestion des placements pour créer un déséquilibre ou prendre un avantage stratégique. Investi de la volonté de progresser, le pratiquant aborde ces actions avec une recherche de posture corporelle comme mentale. Il pratique et pratique encore pour faire entrer les principes dans son esprit et dans sa chair.
Pour continuer d'avancer, nous pouvons alors utiliser Irimi en tant que technique et symbolique, en tant que force et direction, et en faire un vecteur de notre progression.

(1) Ki Ken Taï No Ichi : l'esprit (qui s 'exprime par l'énergie libérée dans le Ki-Aï), le sabre et le corps ne font qu'un. Le déplacement en Kendo appelé Fumikomi Ashi s'accompagne d'une frappe du pied au sol.
(2) Fumi Komi : exprime l'idée " d'avancer " dans " quelque chose ". En Iaïdo, les coupes ou les Atemis s'accompagnent d'un déplacement-placement coordonné permettant de libérer la puissance du corps à partir du Hara.
(3) Kokyu Rokyu : puissance dégagée par une utilisation coordonnée du Kokyu (souffle, échange, respiration)

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