article paru dans Dragon Magazine Hors série Aïkido de janvier 2015
Le
pratiquant d'Aïkido découvre le terme Irimi 入身 principalement par le
nom d'une technique ou d'un déplacement. Ainsi associé à Nage,
Tenkan ou Tai No Henka, il désigne plutôt un geste technique. Mais
à y regarder de plus près, la notion d'Irimi se révèle être un
des principes fondamentaux, intrinsèque à la pratique dans sa forme
comme dans son fond.
Lorsque
Léo Tamaki m'a sollicité pour écrire un article sur ce thème, mon
enthousiasme premier s'est vite envolé face à la difficulté de
choisir un angle d'approche satisfaisant. Quel que soit le côté par
lequel je décidais de l'aborder, je n'entrevoyais qu'une facette
réductrice et incomplète en regard de l'étendue qu'il recouvre.
Irimi est si caractéristique et inhérent à la pratique que l'on
pourrait dire qu'il fait partie entière du " génome "
de l'Aïkido. Alors plutôt que tenter de définir cette notion par
sa traduction la plus répandue : " entrer avec le corps "
(入る,
iru, rentrer, pénétrer dans ; 身,
mi, corps, chair), essayons de comprendre où et comment ce principe
se met en action.
Entrer
dans la dimension du Budo.
Irimi
implique de mettre le corps en mouvement par un déplacement dont
l'objectif varie selon l'usage qui en est fait. Il peut permettre
d'ajuster une distance, de sortir de la ligne d'attaque ou d'engager
le corps pour projeter ou déséquilibrer un partenaire. Cependant,
nous ne pouvons pas réduire Irimi à un déplacement, aussi complexe
ou technique qu'il soit, car il reste indissociable de la
construction d'une gestuelle technique et de l'acquisition d'une
posture martiale. Avant
d'envisager où et comment entrer, commençons par faire un premier
pas en nous interrogeant sur la manière de se déplacer.
La
marche influe sur la musculature du corps, elle est encore
aujourd'hui l'activité musculaire principale du genre humain. Dans
les Budo, la manière de se mouvoir est fondamentale, c'est pourquoi
l'Aruki Kata (la marche) revêt une importance capitale : elle allie
un travail sur l'équilibre, le centrage et l'enracinement, points
essentiels que le pratiquant cherche à améliorer. Le
Budo-Ka ne doit donc pas considérer l'action de marcher comme une
simple formalité.
Il
s'exerce alors à se déplacer en plaçant les hanches à une hauteur
spécifique, en gardant les épaules parallèles au sol et en
conservant la verticalité (relative) de la colonne vertébrale. Il
évite de vriller le corps (cf Namba Aruki, la marche Namba) afin
d'unifier le haut et le bas du corps, les hanches et les épaules.
Une caractéristique commune à tous les experts martiaux, les grands
maîtres, Shihan ou Hanshi, est la capacité de se mouvoir tout en
gardant une posture verticale et centrée, attitude qui révèle à
la fois une présence, un fort potentiel et une haute maîtrise du
corps en mouvement.
Pour
que la technique puisse formater le corps, le premier acte est alors
d'entrer consciemment dans son propre corps et y rechercher une
certaine posture. L'exécution de Irimi par le pratiquant débutant
l'incite à construire une gestuelle martiale et le fait entrer
progressivement dans la dimension du Budo : certains Ryu (Écoles)
utilisent encore l'appellation Oku Iri, 奥入,
pour nommer cette période de l'apprentissage où l'élève entre au
cœur de la discipline pratiquée.
Gestion
de l'espace et du temps.
La
Notion de Ma-Aï revêt une importance particulière dans les arts
martiaux. Le débutant commence le plus souvent à l'appréhender à
partir d'une saisie. Après avoir découvert l'enveloppe globale
(externe) de la technique, il peut se focaliser sur l'étude des
déplacements-placements. Cet apprentissage passe par l'étude des
déplacements spécifiques utilisés dans les Budo japonais : Tsugi
Ashi, Okuri Ashi, Ayumi Ashi, Hiki Ashi, Hiraki Ashi... la plupart du
temps exécutés en Suri Ashi. [Le
propos ici n'étant pas de définir la spécificité de ces
déplacements, je laisse cette tâche aux bons soins du lecteur]
Tout
en continuant à construire un " corps martial ",
le pratiquant s'exerce à se positionner de manière judicieuse pour
créer un déséquilibre, faciliter un dégagement de saisie ou
simplement se placer hors de portée d'attaque.
La
distance, l'orientation et le centrage du corps participent au
placement du corps dans l'espace. Irimi ne prend forme que lorsque le
déplacement s'accorde à ce placement. Cette recherche n'est pas
spécifique à l'Aïkido, on la retrouve dans le Ki Ken Taï No Ichi
(1) du Kendo ou le Fumi Komi (2) du Iaïdo où il s'agit aussi
d'unifier l'action et le corps dans le mouvement.
L'étude
des techniques sur attaques (frappes) invite ensuite le pratiquant à
tenir compte de la notion plus complète d'espace-temps. Irimi doit
alors permettre un placement stratégique dans l'intervalle et la
cadence de l'attaque, toujours par un déplacement du corps centré.
Irimi prend alors une orientation particulière car il ne s'agit pas
de foncer tête baissée ni d'entrer en s'opposant de manière
directe à l'attaque, ce qui se traduirait par un brutal Taï Atari
(rencontre, percussion des corps) qui ne laisserait s'exprimer que la
loi du plus fort, mais plutôt de prendre un angle d'approche
permettant de retourner l'attaque contre celui qui l'a produite
(Omote), ou d'amorcer une esquive si nécessaire (Ura). Cette étude
introduit la notion d'Irimi-Tenkan et du Tai Sabaki plus
généralement.
Harmoniser,
s'accorder.
Ce
n'est qu'après avoir construit un corps martial centré et apte à
se mouvoir selon un cahier des charges précis, qu'il est vraiment
envisageable de commencer à s'harmoniser à l'autre. La stratégie
de non-opposition propre à l'Aïkido implique la prise en compte de
nombreux paramètres comme le Ma-Aï ci-dessus évoqué, mais aussi
le De-Aï, littéralement traduit par " aller en
s'harmonisant à " et l'Awase qui peut se traduire par
adapter, unir, combiner, connecter, mélanger. À plus haut niveau,
on constate que Ki-Musubi, littéralement le nœud des énergies, ne
peut être activé que lorsque tous les ingrédients sont présents
et qu'ils ne sont pas défaillants.
Ingrédient
majeur dans cette recherche d'harmonie, Irimi nous invite par sa
symbolique à avancer corps et esprit conscients, corps et âme unis.
Il nous invite à avancer vers l'autre, vers sa différence et nous
enseigne à écouter, comprendre et parfois même à tolérer. Il
nous enseigne aussi à ne pas reculer, ne pas accepter par
soumission, à continuer d'avancer, à avancer jusqu'au bout et
n'exécuter Tenkan que si nécessaire. Il nous offre ainsi bien plus
qu'un déplacement : il nous donne une ligne de conduite, une droite
ligne plus pour sa " raison juste ", Giri, que
pour sa forme.
La
recherche d'unité finit par aboutir à la prise de conscience du
Hara, centre de gravité physique et siège du Seïka Tanden qui est
le point de concordance de " toutes les énergies ".
C'est par lui que passe l'axe spirituel de l'Homme qui le place de
manière verticale entre Ciel et Terre. " Entrer avec le
corps " nous amène ici beaucoup plus loin que la simple
mise en œuvre d'un déplacement visant à prendre un avantage
stratégique ou à permettre une esquive : il nous ouvre une
porte vers la dimension spirituelle et philosophique de l'Aïkido et
nous invite à cheminer sur les pas des grands maîtres du passé.
Prise
d'angle et angle de vue.
Parmi
les grands maîtres du passé, Feu Shoji Nishio Senseï exprimait
Irimi de manière très subtile. Shihan d'Aïkido et haut-gradé dans
plusieurs autres disciplines (Karaté, Iaïdo, Judo...), il
démontrait comment un placement permet de toucher sans être touché,
et ce parfois en modifiant légèrement le positionnement d'un pied.
Notons que dans ce processus, l'angle d'orientation pris avec le pied
modifie l'axe de flexion du genou, qui modifie à son tour le
positionnement des hanches. Et comme le corps ne se vrille pas, les
épaules sont aussi repositionnées. Au final, c'est le corps entier
qui s'est replacé. De plus, en modifiant l'angle d'engagement du
corps, on influe sur le résultat de la rencontre.
Nous
pouvons alors utiliser Irimi pour sortir de la ligne d'attaque et
modifier l'angle de réception de l'attaque elle-même. Nous pouvons
tout aussi, avec un peu plus de maîtrise, aller à la rencontre de
celle-ci et la dévier. Parfois Irimi peut nous amener à nous
positionner de manière à ce que l'attaque perde tout son sens et sa
raison d'être, nous touchons alors du doigt la notion de victoire
sans combattre.
Expérimenter
Irimi comme outil de connexion à l'autre, à son attaque comme à
son intention, dans un souci d'harmonie et de respect de son
intégrité, nous invite à changer notre regard et notre point de
vue. Notre conscience s'en trouve modifiée et notre horizon élargi.
Respecter
le principe et avancer.
Hormis
quelques mouvements en contre-hanche, comme la projection d’Uchi
Kaïten Nage dans sa forme Ura, qu'ils aboutissent sur une projection
ou sur un contrôle, les déséquilibres créés dans les techniques
d'Aïkido s'accompagnent d'un déplacement du corps centré et
orienté. Irimi s'exprime alors dans les prises d'angle, avec ou sans
Atemi, dans le Kokyu Rokyu(3) lors des projections, dans la gestion
des placements pour créer un déséquilibre ou prendre un avantage
stratégique. Investi de la volonté de progresser, le pratiquant
aborde ces actions avec une recherche de posture corporelle comme
mentale. Il pratique et pratique encore pour faire entrer les
principes dans son esprit et dans sa chair.
Pour
continuer d'avancer, nous pouvons alors utiliser Irimi en tant que
technique et symbolique, en tant que force et direction, et en faire
un vecteur de notre progression.
(1)
Ki Ken Taï No Ichi : l'esprit (qui s 'exprime par l'énergie
libérée dans le Ki-Aï), le sabre et le corps ne font qu'un. Le
déplacement en Kendo appelé Fumikomi Ashi s'accompagne d'une frappe
du pied au sol.
(2)
Fumi Komi : exprime l'idée " d'avancer " dans
" quelque chose ". En Iaïdo, les coupes ou les
Atemis s'accompagnent d'un déplacement-placement coordonné
permettant de libérer la puissance du corps à partir du Hara.
(3)
Kokyu Rokyu : puissance dégagée par une utilisation coordonnée du
Kokyu (souffle, échange, respiration)
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